Daniel O'Connell : un Irlandais au cœur du débat politique français, des dernières années de la Restauration à la Deuxième République, Thèse de doctorat en histoire (2024)

1Thèse de doctorat en histoire sous la direction de Michèle Riot-Sarcey, Université Paris8-Saint-Denis, soutenue le 6mars 2001, devant un jury constitué de François Bédarida, Philippe Boutry (président), Jean-Claude Caron, Michel Cordillot et Michèle Riot-Sarcey.

Tout a commencé en Irlande. Comme la plupart des touristes français, j'ai d'abord sillonné ce pays avec la certitude d'y croiser des vieilles femmes portant à bout de bras de lourds bidons de lait et des familles de nomades, les tinkers, parcourant l'île dans leurs roulottes de bois tirées par de robustes chevaux. Et j'attendais avec impatience le moment béni où, au cours d'une soirée enfumée et arrosée de Guinness, je réussirais à engager la conversation avec quelques paysans passablement édentés s'exprimant dans un anglais qu'on ne nous apprend pas à l'école.
Si, de temps à autre, j'ai en effet rencontré ces personnages attendus, je suis revenu d'Irlande avec d'autres images, d'autres souvenirs, et surtout d'autres ambitions. En Ulster bien sûr, mais aussi plus au Sud, j'ai longuement écouté des gens de tous horizons me parler, souvent avec ferveur, d'histoire, de nation, de religion, d'identité, soit autant de thèmes que j'avais finalement peu l'habitude de voir aborder en France avec une telle passion. C'est cette étroite relation entretenue en Irlande entre identité religieuse et identité nationale qui a précisément retenu mon attention. Une relation souvent ambiguë et parfois obsédante, à l'origine de tensions et de violences qui, au début des années 1990, faisaient toujours la une des médias du monde entier.
De retour en France, je me suis plongé dans la lecture des ouvrages d'histoire irlandaise disponibles sur les rayonnages de la bibliothèque de Paris8. À l'occasion de cette première immersion dans le passé de l'île verte, j'ai fait connaissance avec Daniel O'Connell qui, dès cette époque, m'a semblé illustrer à merveille la spécificité religieuse de l'histoire du mouvement national irlandais.
Ma curiosité pour le XIXesiècle irlandais a bientôt trouvé un prolongement dans le XIXesiècle français, et plus particulièrement dans sa première moitié, période de reconstruction de la société après la Révolution, demi-siècle caractérisé par le foisonnement des idées, l'intensité et la qualité des joutes politiques. Et j'ai perçu (ou peut-être ai-je voulu percevoir?) dans ces débats français (sur la Nation, la religion, la liberté…) un écho aux controverses qui m'avaient tant passionné lors de mes séjours en Irlande, et dont j'avais commencé à démêler l'écheveau en me concentrant notamment sur la vie d'O'Connell.

À ce stade de ma réflexion, de nouvelles questions se sont "naturellement" imposées: les Français de la monarchie de Juillet, dont les préoccupations me paraissaient parfois si proches de celles d'O'Connell, avaient-ils manifesté un quelconque intérêt pour le "héros" de l'Irlande? Et si oui, comment avaient-ils perçu celui que ses compatriotes surnommaient "le Grand Agitateur" ou "le Libérateur"? Très vite, le doute a été levé quant à la première interrogation: à la lecture des récits de voyageurs, des articles de presse, des biographies écrites en français dans les années qui précédèrent ou suivirent sa disparition (en 1847), la notoriété d'O'Connell en France s'est avérée indéniable; on peut même dire qu'elle a quelquefois atteint des proportions insoupçonnées. Entre les dernières années de la Restauration et le début du Second Empire, les Français ont très souvent débattu et abondamment écrit au sujet d'O'Connell. À ma connaissance, sa renommée française fut, de son vivant, sans commune mesure avec celle d'aucune autre personnalité étrangère.
Il faut dire qu'O'Connell appartient au groupe restreint des individus qui ont frappé les imaginations dans les îles Britanniques. À travers les nombreux ouvrages qui lui ont été consacré, les contemporains, et depuis les historiens, pour la plupart anglophones, ont très largement éclairé sa vie et son œuvre. Toutefois, dans ces travaux, la réputation du tribun à l'extérieur des frontières du Royaume-Uni a été soit passée sous silence, soit tout juste évoquée, par bribes, en quelques paragraphes; il restait donc à exposer en détail et, surtout, à expliquer, à interpréter les diverses manifestations de la "gloire" continentale d'O'Connell et à redécouvrir le sens de cette notoriété du point de vue français.
Pourquoi les Français s'étaient-ils autant passionnés pour O'Connell? Cet intérêt n'était-il que conjoncturel, lié à la "publicité" autour d'une agitation qui déstabilisait la puissance britannique, l'ennemie héréditaire de la France? Pour ma part, j'ai jugé pertinent d'élargir la perspective en considérant qu'au-delà de la sympathie traditionnellement accordée à un Irlandais révolté contre l'Angleterre, les élites françaises —politiques, journalistiques, intellectuelles— avaient pu, à partir de la carrière politique d'O'Connell dans les îles Britanniques, construire et mettre en scène un "personnage O'Connell" aisément intégrable et utilisable au cœur des débats français.
Afin de préciser cette nouvelle lecture de la réception française d'O'Connell pendant la Restauration et la monarchie de Juillet, il me fallait sans conteste prendre en compte les spécificités de la vie politique française, et ce d'une façon beaucoup plus systématique et approfondie que cela avait été réalisé par le passé. En effet, la rencontre entre la France et O'Connell n'est pas le fait du hasard. Elle est intervenue à une époque charnière de l'histoire de la nation, alors que les réflexions et les confrontations politiques s'organisaient autour du vaste problème de l'héritage de la Révolution et du devenir d'une société disloquée, dans laquelle les repères étaient à repenser, les valeurs normées à reconstruire. Dans ces conditions historiques particulières, se situer par rapport à l'Irlande et à son champion a d'abord servi les "partis" en gestation dans leur entreprise pour se démarquer de leurs adversaires et, partant, affirmer leurs spécificités. En effet, entre 1815 et 1848, une première phase de cristallisation des identités politiques au XIXesiècle fut inaugurée en France. Souvent étudié dans une perspective presque exclusivement nationale, ce processus s'est nourri d'images, de héros, de symboles dont l'origine se situait aussi en dehors des frontières du royaume. Tout au long de ce travail, j'ai cherché à démontrer que la figure d'O'Connell a occupé le haut du pavé parmi ces icônes dont la fonction première était de contribuer à fonder et à structurer l'identité des mouvements politiques naissants.

Si très peu de Français ont personnellement rencontré O'Connell, la réception du personnage, rendue possible par l'intermédiaire de toute une série de représentations (textuelles pour la plupart), s'est révélée d'une extrême diversité. Le "Libérateur de l'Irlande" aux facettes multiples a été représenté en France sous des aspects différents et souvent contradictoires, en fonction de préoccupations de politique intérieure et des stratégies propagandistes des auteurs. J'espère vous avoir finalement convaincu que la figure d'O'Connell n'a de sens dans le débat français que dans la mesure où sa représentation a été élaborée, construite, mise en scène et instrumentalisée, au service de causes variées, par les acteurs du débat public.
La vieille femme du Connemara ou le paysan édenté déjà évoqués trouvent leur place au sein d'un "catalogue" d'images globalisantes, uniformisantes et stéréotypées qui ont fini par s'imposer comme des représentations fidèles de l'Irlande, cette île "authentique et pittoresque", ce "joyau romantique" que nous vantent encore, au début du XXIesiècle, bon nombre d'agences de voyage et autres tour operator. À une autre échelle, "les O'Connell français" de la Restauration et de la monarchie de Juillet (il serait vain, en effet, de chercher à isoler un O'Connell français) étaient aussi des constructions qui, le plus souvent, travestissaient plus qu'elles ne reflétaient la réalité annoncée et constituaient la matière première nécessaire à l'invention du "discours de vérité" sur un personnage finalement insaisissable, un discours qui est devenu, au fil du temps, un donné historique objectif, irréfutable et très utile pour inscrire sa vision du monde dans le réel, pour mobiliser ses partisans ou pour diaboliser ses adversaires. En quelques années, l'Irlandais fut élevé au rang de mythe politique: construction historique polymorphe et mobilisatrice, la figure d'O'Connell fournissait à ses contemporains français une clé pour légitimer leur propre action, ainsi qu'un puissant repère au travers duquel semblait pouvoir s'ordonner le réel, le vécu.
Ainsi, des ultraroyalistes aux républicains, entre le milieu des années 1820 et le début des années 1840, O'Connell s'est peu ou prou imposé à l'ensemble des familles politiques comme le représentant symbolique et incontournable des principes "universels" que chacune d'entre elles défendait. Du libéral respectueux de la légalité au révolutionnaire rebelle à l'autorité britannique et hostile au régime de Juillet, du démocrate pacifiste et catholique au patriote romantique défenseur des intérêts de la Nation, l'Irlandais s'est trouvé paré de tous les costumes. Chaque texte prétendait décrire le vrai O'Connell, chaque document construisait en fait un O'Connell singulier, un personnage à prescrire ou à proscrire selon les circonstances.

L'aspect le plus "positiviste" de mon travail de recherche a consisté à faire émerger et à confronter entre elles les images françaises d'O'Connell, en portant une attention particulière à leur stabilité ou, au contraire, à leur évolution au cours du temps, comme ce fut notamment le cas, après 1840, chez les républicains et les conservateurs. À l'issue de cette première étape, une série de représentations du personnage d'O'Connell a été mise au jour. De l'analyse de ce corpus, j'ai pu déduire que l'instrumentalisation du personnage s'articulait très clairement autour de trois sujets principaux et récurrents: la Nation, la religion, le contrôle des passions populaires. Poursuivre la démonstration avec ces grands thèmes comme fils conducteurs a eu pour avantage, je crois, d'éviter l'écueil du tout descriptif, sans pour autant tomber dans le travers inverse de l'interprétation abusive. L'un des apports les plus originaux de l'étude de la réception d'O'Connell en France réside sans doute dans le fait que les discours et les jugements émis sur l'agitateur ont à la fois fait écho à l'exacerbation croissante des antagonismes partisans et à l'existence d'un ensemble de préoccupations "transpartisanes", au sujet desquelles, en définitive, les solutions proposées par les uns et les autres ne reflétaient pas toujours la rigidité des clivages tels qu'ils étaient si souvent martelés.
L'analyse des propos tenus au sujet d'O'Connell m'aura donc permis de restituer les motivations et les logiques qui ont conduit à la construction "des O'Connell français" et de mettre en perspective, de saisir dans leur complexité, et peut-être d'aborder d'un point de vue original, certains débats fondamentaux et "transpartisans", dans le sens où ils intéressaient l'ensemble des acteurs de la vie politique française, par-delà les oppositions qui tendaient à s'imposer à l'époque. L'affirmation du sentiment national, la restauration du principe religieux, la foi dans le progrès sans révolution, la question de la représentation des masses et celle de leur intervention en politique constituaient autant d'enjeux à partir desquels les individus ont pensé un futur unitaire et harmonieux, à mille lieues des embrasem*nts du passé et des confusions du présent. Sur tous ces sujets sensibles, loin d'être anecdotique, la figure symbolique de l'Irlandais a alimenté les discours propagandistes, soit dans une stratégie de légitimation d'une idée ou d'une action, soit pour démonter celle d'un adversaire.
Si le nom d'O'Connell a été si facilement intégré au cœur des débats qui rythmaient la vie politique française, c'est sans doute que son statut de héros d'une nation régénérée plaçait les élites face à leurs propres obsessions, à leurs difficultés à penser les bases nécessaires à la refondation des liens sociaux: quels principes devait-on privilégier pour renforcer l'unité nationale et éviter une nouvelle fracture révolutionnaire? Dans cette entreprise, que faire du peuple, entendu au sens de la multitude, qui a fait son entrée dans l'arène politique au cours des cinquante dernières années? À ces questions qui accaparaient les esprits, O'Connell, l'ennemi de la lutte armée, le fervent catholique, l'homme des réformes possibles, l'habile meneur d'hommes… proposait des solutions que chacun a pris soin de méditer. La figure recomposée d'O'Connell évoluait dans un réel idéalisé qui renvoyait le ou les destinataires du discours à une problématique essentiellement centrée sur la France.

Entre tradition et modernité, les forces politiques en gestation étaient à la recherche d'un indispensable point d'équilibre qui serait venu à bout de la désunion sociale que les contemporains constataient avec dépit. Dans le courant des années 1830, O'Connell s'est offert aux Français comme l'exemple le plus achevé d'une alchimie réussie entre l'héritage des siècles passés et les idées nouvelles qui avaient cours depuis la fin du XVIIIesiècle. À leurs yeux, il incarnait à la fois le passé et le présent de la Nation, la novation politique et le respect des traditions.
L'expérience irlandaise fut comprise comme celle d'une cohésion sociale inébranlable, dont le socle était constitué par une profonde identification nationale, qui elle-même puisait sa vitalité dans une religiosité sans faille et "s'incarnait" (pour reprendre une expression de Balzac au sujet d'O'Connell) en la personne de leur chef charismatique. En outre, si les regards français se sont braqués avec tant d'insistance sur O'Connell c'est que, en sus d'avoir mobilisé les masses irlandaises et d'avoir su éveiller leur conscience politique, le tribun s'est ensuite montré capable d'endiguer les passions de cette partie de la population généralement jugée inapte à s'exprimer autrement que par la violence. Pour des élites politiques françaises très préoccupées par la question de l'entrée de la multitude en politique, l'Irlande d'O'Connell s'est imposée comme un modèle actif.
À partir de 1835, et ce jusqu'en 1843, O'Connell a ainsi été présenté par les républicains comme l'archétype du héros populaire et démocrate, l'avocat des peuples opprimés par les tyrans et les rois et le représentant naturel des masses (un statut que les républicains aspiraient eux-mêmes à acquérir), exclues du vote mais désormais agissantes.
Chez Flora Tristan, autre exemple très significatif d'une réelle fascination pour O'Connell, celui-ci s'est imposé comme le porte-voix idéal d'une nation qui était jusqu'alors désorganisée et résignée, et qu'il a rendue "visible" et combative. Au début des années 1840, Flora Tristan, que certains de ses détracteurs surnommaient "l'O'Connell en jupons", n'eut de cesse d'appeler les ouvriers français à s'inspirer de l'exemple irlandais, afin de constituer une vaste et puissante union, qui puisse compter sur les talents d'un meneur capable de galvaniser les troupes et d'engager le rapport de force avec l'ennemi.
Dans une optique différente, à l'image de Gustave de Beaumont ou de Charles de Montalembert, les élites libérales et catholiques étaient plutôt fascinées par la dynamique réformiste et "raisonnable", respectueuse de l'équilibre social, qui animait O'Connell. Porté par un large mouvement populaire et national qu'il avait su apprivoiser, l'Irlandais était à leurs yeux en mesure d'unifier le corps social et de conduire ses compatriotes sur le chemin de la liberté sans recourir à la violence que (presque) tout le monde rejetait.
Dynamique, efficace, bien organisé, un mouvement de masse structuré et surtout canalisé était né et prospérait en Irlande, dès le milieu des années 1820, sous la houlette de Daniel O'Connell, à une époque où de telles associations n'existaient encore qu'à l'état de projets "utopiques" dans l'esprit de bon nombre de ses contemporains continentaux. C'est d'abord pour cette raison que l'Irlandais a tant fasciné les Français, de Duvergier de Hauranne à Lamennais, de Genoude à Cabet, de Carrel à Veuillot. Alors même que la peur du désordre et la crainte d'un nouvel embrasem*nt révolutionnaire hantait les esprits, O'Connell contrôlait les passions du "peuple-enfant" et paraissait en mesure de résoudre l'angoissante question de "l'inévitable" irruption du nombre, de la multitude, sur la scène politique.

Cette étude de la réception française d'O'Connell est avant tout celle de l'appropriation et de l'instrumentalisation d'un personnage protéiforme, dans le cadre du lent processus d'élaboration des identités et des cultures politiques en France. Dans le courant des années 1830 et tout au long de la décennie suivante, le nom de Daniel O'Connell est ainsi devenu l'un de ces mots-clés, chargés de symboles, qu'il suffisait de prononcer pour faire réagir les contemporains. Pour un individu ou une famille politique donnée, prendre position, produire un discours au sujet d'O'Connell revenait à se situer, à se définir par rapports aux grandes questions politiques, religieuses, sociales qui agitaient la France, au lendemain des épisodes révolutionnaire et napoléonien.

Daniel O'Connell : un Irlandais au cœur du débat politique français, des dernières années de la Restauration à la Deuxième République, Thèse de doctorat en histoire (2024)

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